Les réseaux de moniteurs à neutrons: recherche fondamentale et applications

Les moniteurs à neutrons sont des dispositifs standardisés répartis sur le globe terrestre. Un moniteur individuel compte les rayons cosmiques primaires dépassant un seuil en rigidité magnétique ou énergie, et qui proviennent de certaines directions dans l’espace. Puisque ces paramètres dépendent fondamentalement de la localisation du moniteur à neutrons sur la Terre, un réseau de moniteurs offre la possibilité d’extraire des informations physiques comme le spectre d’énergie et la direction de propagation des particules primaires avant déviation par la Magnétosphère, inaccessibles à un instrument individuel. Grâce aux réseaux, on peut également utiliser les moniteurs à neutrons pour des alertes en météorologie de l’espace. Pour cela, une base de données en temps réel est nécessaire, comme NMDB.

Pourquoi un réseau de moniteurs à neutrons?

Les moniteurs à neutrons sont des dispositifs standardisés. Leur taux de comptage très élevé, grâce à la grande surface de détection, est le grand avantage compétitif de ces instruments par rapport aux détecteurs embarqués sur satellite. Il permet de détecter des changements très faibles (à partir d’une magnitude d’environ 0,5%) de l’intensité des rayons cosmiques, sur de courtes échelles de temps, inaccessibles depuis des observations sur satellites. D’autre part, les observations des moniteurs à neutrons ne peuvent être saturées par des flux intenses de particules solaires, contrairement aux mesures satellitaires. Un dernier avantage : la fiabilité à long terme des moniteurs à neutrons et leur acquisition automatique de données.

Le champ magnétique de la Terre introduit deux effets spécifiques pour chaque endroit au sol (voir la discussion Les rayons cosmiques et la Terre):

  • la coupure des basses rigidités magnétiques (ou basses énergies) : les particules venant de l’Univers, et qui ne dépassent pas ce seuil, sont incapables d’atteindre l’atmosphère au-dessus de l’endroit donné;
  • un cône étroit de directions de visée, à l’intérieur duquel les rayons cosmiques primaires doivent tomber sur la Magnétosphère afin d’atteindre le moniteur à neutrons.

Pour ces raisons, un réseau de moniteurs à neutrons localisés à différents endroits sur la Terre est un moyen adéquat pour caractériser la direction d’arrivée et le spectre de rigidité (énergie) des rayons cosmiques en haut de la magnétosphère terrestre. La combinaison de ces instruments avec la magnétosphère de la Terre forme un instrument unique doté de résolution spatiale (directionnelle) et spectrale (en rigidité ou énergie). C’est la raison historique pour laquelle une conception standardisée des moniteurs a été développée. L’utilisation de l’ensemble des stations disponibles augmente de plus la précision de façon substantielle (mieux que 0.1% pour les données horaires) par rapport à un instrument seul. La mappemonde ci-dessus montre la répartition des moniteurs à neutrons.

Les réseaux de moniteurs à neutrons: recherche

Dans la suite, nous allons illustrer deux résultats tirés d’observations avec plusieurs moniteurs à neutrons répartis sur la Terre.

Surveillance à long terme des variations du rayonnement cosmique

Long term CR variations for 10 GV particles derived from the world wide neutron monitor network from 1957 to 2007.

L’étude des enregistrements des moniteurs à neutrons sur de longues durées montre une variation avec le cycle d’activité solaire à chaque station. C’est le phénomène de la modulation solaire des rayons cosmiques galactiques. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un seul instrument pour étudier ces variations, puisque nous devons connaître, pour toute interprétation physique, la variation de l’intensité du rayonnement cosmique en fonction de l’énergie ou de la rigidité magnétique. Comme chaque moniteur répond aux particules primaires au-dessus d’un certain seuil qui dépend de la position sur la Terre, en particulier la latitude, nous pouvons combiner les mesures des stations à différentes latitudes, du pôle à l’équateur. C’est la démarche entreprise pour déduire l’évolution des rayons cosmiques dans cette figure, montrant l’intensité des particules de rigidité 10 GV (énergie cinétique 9 GeV). Cette évolution est comparée avec celle du nombre de taches solaires sur plusieurs décennies.

Les directions d’arrivée des rayons cosmiques solaires

Le réseau des moniteurs à neutrons aux latitudes géomagnétiques élevées est essentiel pour la mesure des anisotropies lors d’événements transitoires, tels que les événements à particules solaires et les dépressions Forbush. Si les stations sont toutes situées à des latitudes géomagnétiques comparables, leurs rigidités ou énergies de coupure seront les mêmes. Les différences des évolutions de leurs taux de comptage doivent alors être attribuées aux différences des directions d’arrivée des rayons cosmiques primaires. L’événement solaire du 20 Janvier 2005, dont la figure montre l’évolution des taux de comptage vus par deux moniteurs à neutrons dont les rigidités de coupure sont comparables, illustre ce phénomène : le pic initial est beaucoup plus fort à la station Terre Adélie qu’à celle des Iles Kerguelen. La raison en est que les premiers protons arrivaient sur la magnétosphère terrestre depuis le sud, à la suite d’une orientation inhabituelle du champ magnétique interplanétaire.

Les réseaux de moniteurs à neutrons: météorologie de l’espace

Nous avons vu que des réseaux sont importants pour extraire des mesures des moniteurs à neutrons le maximum d’informations scientifiques. Ils sont également essentiels pour l’emploi des moniteurs à neutrons dans la météorologie de l’espace, qu’il s’agisse d’alertes d’événements à particules solaires ou d’éjections de masse dirigées vers la Terre.

Alertes de particules solaires de haute énergie

Les flux accrus de particules énergétiques depuis le Soleil (SEP=solar energetic particles) sont une menace importante des équipements sur satellite et d’autres dispositifs technologiques, pour les communications par ondes hertziennes et aussi pour des vols spatiaux habités (plus de détails ici). Etant donnée notre dépendance croissante de technologies dans l’espace, le développement d’outils pour prévoir de tels événements devient nécessaire. Les protons et, dans certains événements, les neutrons du rayonnement cosmique solaire sont, à côté des électrons de haute énergie, les particules les plus rapides qui atteindront la Terre durant un événement donné. Ces particules rapides ne sont pas nombreuses, et ne constituent de ce fait pas un danger important elles-mêmes. Mais leur arrivée annonce celle, imminente, du gros des protons et ions, bien plus nombreux, de moindre énergie individuelle. Comme les rayons cosmiques solaires font toujours partie de grands événements à particules, avec des flux parmi les plus élevés, un réseau de moniteurs à neutrons peut être utilisé pour donner une alerte en temps réel. Deux conditions doivent être satisfaites pour un système opérationnel : prévoir de façon fiable un événement à venir et éviter les fausses alarmes.

L’importance des données en temps réel pour ces besoins est l’une des raisons d’être du projet NMDB. Parmi les applications développées figurent deux systèmes d’alerte, basées sur les données d’au moins trois stations de moniteurs à neutrons à haute latitude – puisque les stations à haute latitude sont les plus sensibles, étant donnée leur coupure géomagnétique relativement basse. En complément, des données en rayons X mous, acquises par des satellites, sont utilisées pour confirmer qu’une éruption solaire est effectivement en cours. Lorsque le taux de comptage d’un moniteur donné dépasse la moyenne glissante durant plusieurs mesures successives d’une minute chacune, le système pose une ‘alerte station.’ Un événement à particules est annoncé lorsque trois stations au moins sont en mode ‘alerte’, tandis qu’au moins un canal des observations en rayons X montre qu’une éruption est en cours.

Les rayons cosmiques et l’alerte d’éjections coronales de masse à la Terre

Les particules rapides ne sont pas le seul agent important en météorologie de l’espace. Une éjection coronale de masse (Anglais : CME, pour coronal mass ejection) peut, lorsqu’elle rencontre la Terre sur son chemin dans l’Héliosphère, déclencher un orage géomagnétique. La perturbation du champ magnétique de la Terre induit des courants électriques qui peuvent interférer avec de l’équipement technique au sol, en particulier dans les régions polaires de la Terre, et aussi avec de l’électronique embarquée. Les observations des moniteurs à neutrons peuvent nous avertir de l’arrivée d’une éjection de masse qui se dirige vers la Terre, parce qu’une telle perturbation magnétique modifie la propagation des rayons cosmiques galactiques dans l’Héliosphère.

Une éjection de masse rapide qui traverse l’espace interplanétaire (ICME pour interplanetary coronal mass ejection), en engendrant une onde de choc devant elle, modifie la propagation des rayons cosmiques galactiques et leurs directions d’arrivée à la Terre (plus d’informations ici). Comme une onde de choc est capable de réfléchir des particules chargées, les rayons cosmiques sont moins nombreux derrière le choc. Les rayons cosmiques se propageant bien plus vite que l’éjection de masse, nous pouvons les surveiller pour être informés de l’arrivée de la perturbation. Des signatures précurseurs d’éjections de masse interplanétaires ont effectivement été identifiées dans les données des moniteurs à neutrons avant le début d’orages magnétiques et des dépressions Forbush forts. Les recherches détaillées montrent qu’un autre effet observable peut être un flux accru de rayons cosmiques. Comme nous allons le voir, la manifestation spécifique dépend de la connexion entre la Terre et l’éjection de masse.

Les dépressions précurseurs semblent avoir lieu lorsqu’un moniteur à neutrons est connecté, par le champ magnétique interplanétaire, à la région où les rayons cosmiques sont déficientes, derrière l’onde de choc. Mais pour la même raison – le fait que l’onde de choc réfléchit des particules – on s’attend à un flux accru de rayons cosmiques devant l’onde de choc. Si la Terre est connectée à cette région-là, les moniteurs à neutrons détecteront une intensité accrue des rayons cosmiques avant l’arrivée de l’onde de choc de l’éjection de masse interplanétaire. L’effet de l’onde de choc est le plus prononcé sur la distance correspondant au rayon d’une orbite circulaire d’une particule du rayonnement cosmique dans le champ magnétique (le rayon de Larmor) devant l’onde de choc. Pour un proton de rigidité magnétique 10 GV se propageant dans le champ magnétique interplanétaire moyen avant l’arrivée de l’onde de choc (environ 5 nT), le rayon de Larmor vaut environ 0,04 UA (1 UA = 1 unité astronomique = distance moyenne Soleil-Terre). Une onde de choc à 500 km/s met environ 4 heures pour traverser cette distance avant d’arriver à la Terre. Les anomalies du rayonnement cosmique sont donc le plus souvent observées dans les dernières heures avant l’arrivée de l’onde de choc. Le réseau des moniteurs à neutrons peut identifier ces signatures et donc émettre une alerte du démarrage imminent d’un orage géomagnétique.

Cette figure montre un exemple: c’est une carte des variations de l’intensité des rayons cosmiques en fonction de la direction d’arrivée des particules (axe vertical) et du temps (en fractions d’un jour ; axe horizontal). Les cercles rouges signifient que l’intensité décroît, les cercles jaunes qu’elle augmente. La taille du cercle est proportionnelle à l’amplitude de la variation de l’intensité des rayons cosmiques. La droite verticale marque l’instant d’arrivée de l’onde de choc à la Terre. A partir d’un certain moment, tous les moniteurs mesurent une dépression, comme l’indique l’omniprésence des cercles rouges. Mais l’image montre clairement que les dépressions du rayonnement cosmique sont apparues bien avant dans un domaine étroit de longitudes entre 135° et 180°, correspondant à la direction du champ magnétique interplanétaire. Cette spécificité était particulièrement claire à partir du 7 Septembre vers 23:00 TU (TU=temps universel ; 24 heures avant l’arrivée de l’onde de choc à la Terre !). La dépression du flux des rayons cosmiques le long du champ magnétique interplanétaire indique que la Terre était alors connectée à une région empêchant l’arrivée des rayons cosmiques – la région derrière l’onde de choc de l’éjection de masse interplanétaire se propageant vers la Terre. De cette façon, l’observation en temps réel des rayons cosmiques avec le réseau mondial des moniteurs à neutrons pourrait servir d’alerte des éjections de masse interplanétaire avant leur arrivée.

L’exploitation de cet outil pour un service opérationnel est un projet pour l’avenir. La carte montrée plus haut a été constituée par les observations d’environ 45 moniteurs à neutrons. Avec ce nombre d’instruments on peut observer, à chaque instant, toutes les directions d’arrivée des rayons cosmiques. Lors de sa rotation avec la Terre, chaque station balaie en une journée un cercle entier de longitudes. La carte devient d’autant plus complète que le nombre de moniteurs est important. Avec un seul moniteur à chaque instant, on n’aurait pu balayer qu’une seule direction en longitude. Les stations Européennes et proches ne suffiront pas non plus : le même événement que nous avions évoqué auparavant est représenté dans ces deux figures dans les cas où les stations européennes sont utilisées seules (figure à gauche) ou en combinaison avec les stations russes (à droite). La vue est donc restreinte à un domaine limité de longitudes. Certains aspects du précurseur sont encore visibles, mais seulement occasionnellement. Ceci ne suffit pas pour un système d’alerte fiable.

Evolution historique

Historiquement, le réseau des moniteurs à neutrons a démarré avec le travail du physicien US-américain J.A. Simpson. C’est lui qui inventa, en 1948, cet instrument pour enregistrer les neutrons générés dans l’atmosphère de la Terre par les rayons cosmiques. La surveillance continue de ces neutrons démarra en Juillet 1957, au début officiel de l’ Année Géophysique Internationale (IGY), à de nombreuses stations du réseau mondial actuel.

Les débuts: l’Année Géophysique Internationale et les moniteurs à neutrons de type IGY

En 1957 – 1958, une recherche coordonnée était conduite dans le cadre de l’IGY. Le programme Coopération Internationale en Géophysique (IGC) suivait en 1959. Le 15 Septembre 1957, le Centre Mondial de Données (World Data Center WDC-B2) fut établi à l’ IZMIRAN, Moscou (NIZMIR). Les observations venant de la Terre entière devaient y être collectées et diffusées. En même temps, les données obtenues aux stations Soviétiques et des régions Europe et Asie ont été transmises aux centres de données aux USA (WDC-A) et au Japon (WDC-C). Cet échange de données a établi une compréhension mutuelle et des contacts de travail entre les chercheurs de tous ces pays.

Le renouvellement du réseau: les moniteurs de type NM64

L’activité scientifique internationale autour des rayons cosmiques continuait son expansion dans les années 1960, en particulier lors de l’Année Internationale du Soleil Calme. Hatton et Carmichael créèrent un nouveau type de moniteur à neutrons en 1964, appelé NM64, ayant des compteurs plus larges pour une meilleure précision statistique. L’équipement des vieilles stations fut renouvelé, et les nouveaux moniteurs furent installés dans des stations nouvelles. L’évolution du nombre de stations équipées par les moniteurs de types IGY et NM64 et l’évolution des taux de comptage est représentée dans la figure ci-contre.

Vers une base de données en temps réel

En 1997 les données d’un moniteur à neutrons – celui de Moscou – furent pour la première fois rendues disponibles en temps réel via internet. Ainsi a commencé une époque nouvelle de collecte, diffusion et analyse des données.

Actuellement le réseau mondial des moniteurs à neutron compte environ 50 instruments opérationnels, avec des caractéristiques différentes de réponse aux rayons cosmiques primaires. Tous les moniteurs opèrent de façon continue, avec des durées d’acquisition d’1 ou 5 minutes. La majorité des stations (environ 30) présentent leurs données en temps réel via internet. Le réseau européen High-resolution Database for Real-Time Neutron Monitor Observations (NMDB) a démarré en tant que projet subventionné, en 2008 et 2009, par le 7ème Programme Cadre de la Communauté Européenne au titre des e-Infrastructures. Cet effort se concentre sur le développement d’une base de données en temps réel des mesures à haute résolution temporelle, et vise à inclure les données d’autant de stations que possible. L’objectif principal est de développer une archive numérique de données du rayonnement cosmique, disponible via internet à un large groupe d’utilisateurs, en passant par un accès direct utilisant des interfaces web standardisées.

On peut envisager des évolutions futures qui étendent le groupe des fournisseurs de données des moniteurs à neutrons et établissent une base de données incluant aussi d’autres techniques de mesure du rayonnement cosmique (par exemple des réseaux de télescopes à muons).


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